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Découvrez les « Plaisirs Minuscules » de Philippe Delerm : Un Voyage Épicurien au Cœur du Quotidien ☕📖
Bienvenue dans un monde où la beauté se cache dans l’ordinaire, où chaque instant du quotidien recèle une pépite de joie. « La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules » de Philippe Delerm est bien plus qu’un simple recueil de textes courts : c’est une célébration poétique des petites choses qui enchantent la vie. Paru pour la première fois en 1997, ce livre a conquis des générations de lecteurs et est en passe de devenir un véritable « classique ». En 2017, une édition enrichie d’illustrations de Jean-Philippe Delhomme, artiste réputé pour ses chroniques contemporaines, a offert une parfaite osmose pour célébrer l’anniversaire de cet ouvrage intemporel.
Dans cet article, nous plongerons dans l’univers délicat de Philippe Delerm, résumant et analysant ces instants de bonheur simple, et explorant pourquoi ce livre continue de résonner si profondément avec ses lecteurs. Préparez-vous à redécouvrir la quintessence du quotidien avec une légèreté toute épicurienne.
Qu’est-ce que « La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules » ? 📚✨
L’ouvrage de Philippe Delerm est un recueil de textes courts, chacun se concentrant sur un « plaisir minuscule » distinct. Plutôt que de développer de longues narrations, l’auteur s’attache à capturer l’essence d’un moment fugace, d’une sensation, d’un geste apparemment anodin, et à en révéler la profondeur émotionnelle et sensorielle. C’est une démarche qui invite le lecteur à l’introspection et à la redécouverte des joies simples de l’existence.
Publié initialement par les Éditions Gallimard en 1997, le livre a connu un succès remarquable, attestant de son attrait universel. L’édition spéciale de 2017, illustrée par Jean-Philippe Delhomme, renforce son statut de classique en offrant une nouvelle dimension visuelle aux descriptions évocatrices de Delerm. L’objectif de l’auteur, tel que reconnu par le Petit Larousse, est de célébrer la « quintessence du quotidien avec une légèreté tout épicurienne ». Chaque vignette est une invitation à savourer l’instant présent et à percevoir la magie cachée dans les gestes habituels, les objets familiers et les atmosphères passagères.
Les Plaisirs Minuscules Dévoilés : Une Exploration Thématique 🔍💖
Chaque chapitre de l’ouvrage est une immersion dans un de ces plaisirs. Nous allons les explorer un par un, en détaillant les sensations, les émotions et les réflexions qu’ils suscitent.
Le Couteau dans la Poche 🔪
Le couteau dont parle Delerm n’est pas un ustensile de cuisine ni une arme de voyou, mais un Opinel n°6 ou un Laguiole, évoquant immédiatement l’image d’un « hypothétique et parfait grand-père ». Ce couteau, glissé dans un pantalon de velours côtelé, était celui qu’il tirait à l’heure du déjeuner pour piquer des tranches de saucisson ou peler une pomme lentement, le poing replié à même la lame. Le geste de le refermer après le café, ample et cérémonieux, marquait la fin de la pause et le retour au travail.
Pour l’enfant, c’était un objet merveilleux, un outil pour fabriquer des arcs et des flèches, sculpter des épées de bois. C’était le couteau que les parents trouvaient « trop dangereux ». Mais l’adulte, n’étant plus ni grand-père ni enfant, possède ce couteau comme un objet « virtuel », sous l’alibi dérisoire qu’il pourrait « servir à plein de choses, en promenade, en pique-nique, même pour bricoler ». Pourtant, le plaisir n’est pas dans l’utilité ; c’est un « plaisir absolu d’égoïsme », celui d’avoir une « belle chose inutile de bois chaud ou bien de nacre lisse », ornée d’un signe cabalistique sur la lame ou d’une abeille sur le manche, signe des « vrais initiés ».
C’est un snobisme savoureux lié à ce symbole de vie simple, un « luxe rustique » à l’époque du fax. On le sort de temps en temps, non pour s’en servir, mais pour le toucher, le regarder, pour la « satisfaction bénoîte de l’ouvrir et de le refermer ». Ce geste, dans sa gratuité, renferme le passé. Pendant quelques secondes, on se sent « à la fois le grand-père bucolique à moustache blanche et l’enfant près de l’eau dans l’odeur du sureau ». Le secret de ce couteau réside dans sa capacité à nous faire être « à la fois deux âges ».
Le Paquet de Gâteaux du Dimanche Matin 🍰
Le plaisir du paquet de gâteaux du dimanche matin commence bien avant la dégustation. Il s’agit d’une sélection de gâteaux séparés – une religieuse au café, un paris-brest, des tartes aux fraises, un mille-feuille – dont la destination est déjà connue pour presque chacun, à l’exception de l’éternel « supplément-pour-les-gourmands ». Le rituel de commande est lent et méticuleux, la vendeuse, pince à gâteaux à la main, « plonge avec soumission vers vos désirs », sans même manifester d’impatience quand elle doit changer de carton. Ce carton plat, carré, aux bords arrondis et relevés, est « important » car il constitue le « socle solide d’un édifice fragile, au destin menacé ».
Une fois la commande terminée par un « Ce sera tout! », la vendeuse engloutit le carton dans une « pyramide de papier rose, bientôt nouée d’un ruban brun ». L’objet est alors tenu par en dessous pendant l’échange de monnaie, puis, une fois la porte du magasin franchie, il est saisi par la ficelle et « écarté un peu du corps ». C’est un fait, les gâteaux du dimanche se portent « comme on tient un pendule ». Le porteur, tel un « sourcier des rites minuscules », avance sans arrogance ni fausse modestie, avec une « componction » et un « sérieux de roi mage ». Ce n’est pas ridicule, car cette « pyramide suspendue » contribue au goût de flânerie des trottoirs dominicaux, tout autant que les poireaux qui dépassent d’un cabas. Tenir ce paquet de gâteaux donne l’allure du professeur Tournesol, une silhouette parfaite pour saluer l’effervescence de l’après-messe et les odeurs de PMU, café et tabac. C’est une évocation des « petits dimanches de famille, petits dimanches d’autrefois, petits dimanches d’aujourd’hui », où « le temps balance en encensoir au bout d’une ficelle brune ». La tache de crème pâtissière sur la religieuse au café en est le sceau.
Aider à Écosser des Petits Pois 🫛
C’est un plaisir qui se déroule à une heure particulière de la matinée, « cette heure creuse où le temps ne penche plus vers rien ». Le petit déjeuner est oublié, le déjeuner n’est pas encore prêt, et la cuisine est « si calme, presque abstraite ». Sur la toile cirée, un carré de journal, un tas de petits pois dans leurs gousses, et un saladier attendent. L’arrivée est toujours fortuite : on traversait la cuisine pour aller au jardin, pour vérifier le courrier. La question « Je peux t’aider? » vient « de soi ».
S’asseoir à la table familiale pour l’écossage est simple, le rythme « nonchalant, pacifiant », comme dicté par un métronome intérieur. Écosser les petits pois est facile : une pression du pouce sur la fente de la gousse et elle s’ouvre, « docile, offerte ». Certaines, moins mûres, sont plus réticentes, nécessitant une incision de l’ongle de l’index pour déchirer le vert et sentir la « mouillure et la chair dense, juste sous la peau faussement parcheminée ». Ensuite, les petites boules glissent d’un seul doigt, la dernière étant si minuscule qu’on a « envie de la croquer ». Bien que « pas bon, un peu amer », ce geste est « frais comme la cuisine de onze heures, cuisine de l’eau froide, des légumes épluchés », avec les carottes nues et brillantes près de l’évier.
Pendant cette activité, on parle « à petits coups », une « musique des mots » qui semble venir de l’intérieur, « paisible, familière ». Les regards se croisent à la fin d’une phrase, mais l’autre doit garder la tête penchée, « c’est dans le code ». On parle de travail, de projets, de fatigue, mais « pas de psychologie ». L’écossage des petits pois n’est pas conçu pour expliquer, mais pour « suivre le cours, à léger contretemps ». Ce qui pourrait prendre cinq minutes est délibérément prolongé, « gousse à gousse, manches retroussées », pour ralentir le matin. Passer les mains dans les boules écossées qui remplissent le saladier est « doux », toutes ces rondeurs contiguës formant comme une « eau vert tendre », sans que les mains ne soient mouillées. Un long silence de « bien-être clair » précède la simple phrase : « Il y aura juste le pain à aller chercher ».
Prendre un Porto 🍷
Prendre un porto est d’emblée un acte hypocrite : « Un petit porto, alors! » dit-on avec une « infime réticence », une « affabilité restrictive ». On n’est pas de ceux qui refusent les largesses apéritives, mais l’acquiescement tient « davantage de la concession que de l’enthousiasme ». On jouera sa partie « tout petit, mezza voce, à furtives lampées », car un porto ne se boit pas, « ça se sirote ».
Ce qui est en jeu, c’est l’« épaisseur veloutée » et la « parcimonie affectée ». Pendant que les autres se livrent à l’« amertume triomphale et glaçonnée » du whisky ou du martini-gin, le porto est synonyme de « tiédeur vieille France », de « fruité du jardin de curé », de « sucré suranné », juste assez pour « faire rosir des joues de demoiselle ». Les deux « o » de porto « gouleyent au fond de la bouteille noire », évoquant un roulement au fond d’un « golfe sombre », avec le « port de tête altier d’un gentilhomme ». C’est une « noblesse cléricale, austère, et cependant galonnée d’or ».
Mais dans le verre, seule reste l’idée du noir, plus grenat que rubis, une « lave douce où dorment des histoires de couteau, des soleils de vengeance, et des menaces de couvent sous le fil du poignard ». Toute cette violence est cependant « endormie par le cérémonial du petit verre, par la sagesse des gorgées timides ». C’est un « soleil cuit, des éclats assourdis », une « saveur perverse de fruit mât où se seraient noyés les débordements, les brillances ». À chaque lampée, le porto remonte vers une « source chaude ». C’est un « plaisir à l’envers, qui s’épanouit à contretemps, quand la sobriété se fait sournoise ». Chaque coup de langue en rouge et noir fait monter plus fort le lourd velours, et « chaque gorgée est un mensonge ».
L’Odeur des Pommes 🍎
En entrant dans la cave, c’est immédiatement l’odeur des pommes disposées sur des claies qui submerge. On n’y pensait pas, on n’avait « aucune envie de se laisser submerger par un tel vague à l’âme ». Mais c’est inévitable : l’odeur des pommes est une « déferlante », faisant ressurgir l’enfance, « âcre et sucrée ». Les fruits ratatinés, avec leur « fausse sécheresse » où la saveur confite s’est insinuée dans chaque ride, devraient être délicieux, mais l’envie de les manger est absente. L’important est de ne pas transformer en goût identifiable ce « pouvoir flottant de l’odeur ». Dire que « ça sent bon, que ça sent fort » ne suffit pas ; c’est « au-delà… une odeur intérieure, l’odeur d’un meilleur soi ».
Cette odeur contient l’automne de l’école, l’encre violette griffant le papier, la pluie battant les carreaux, la perspective d’une longue soirée. Pourtant, le parfum des pommes est plus que du passé. Il évoque l’« autrefois » par son ampleur et son intensité, un souvenir de cave salpêtrée ou de grenier sombre, mais c’est une expérience « à vivre là, à tenir là, debout ». Derrière soi, les herbes hautes et la mouillure du verger ; devant, c’est « comme un souffle chaud qui se donne dans l’ombre ». L’odeur a capturé tous les bruns, tous les rouges, avec une touche de « vert acide ». Elle a distillé la douceur de la peau et son « infime rugosité ».
Les lèvres sèches, on sait que cette soif n’est pas à étancher, qu’il ne se passerait rien à mordre une chair blanche. Il faudrait « devenir octobre, terre battue, voussure de la cave, pluie, attente ». L’odeur des pommes est « douloureuse ». C’est celle d’une « vie plus forte, d’une lenteur qu’on ne mérite plus ».
Le Croissant du Trottoir 🥐
Le plaisir du croissant du trottoir commence par un réveil matinal, en premier, avec une « prudence de guetteur indien ». On s’habille et se faufile « de pièce en pièce », ouvrant et refermant la porte d’entrée avec une « méticulosité d’horloger ». Dehors, dans le « bleu du matin ourlé de rose », le froid purifie ce mariage de mauvais goût. Chaque expiration souffle un nuage de fumée, confirmant l’existence, libre et légère sur le trottoir. Loin, la boulangerie est une opportunité. « Kerouac mains dans les poches », on a tout devancé, et « chaque pas est une fête ». On se surprend à marcher sur le bord du trottoir, comme enfant, « comme si c’était la marge qui comptait, le bord des choses ». C’est du « temps pur, cette maraude que l’on chipe au jour quand tous les autres dorment ».
La boulangerie, avec sa « lumière chaude » (en fait du néon, mais l’idée de chaleur lui donne un « reflet d’ambre »), est un point culminant. La buée sur la vitre en approchant, et l’« enjouement de ce bonjour que la boulangère réserve aux seuls premiers clients » créent une « complicité de l’aube ». La commande est simple : « Cinq croissants, une baguette moulée pas trop cuite! ». Le boulanger, en maillot de corps fariné, salue comme « on salue les braves à l’heure du combat ».
Dans la rue, le retour n’est pas le même. Le trottoir est « moins libre », un peu « embourgeoisé » par la baguette sous le coude et le paquet de croissants dans l’autre main. Mais alors, on prend un croissant dans le sac. La pâte est « tiède, presque molle ». Cette « petite gourmandise dans le froid, tout en marchant », donne l’impression que « le matin d’hiver se faisait croissant de l’intérieur, comme si l’on devenait soi-même four, maison, refuge ». On avance plus doucement, imprégné de blond, traversant le bleu, le gris, le rose qui s’éteint. Le jour commence, et « le meilleur est déjà pris ».
Le Bruit de la Dynamo 🚲
Le bruit de la dynamo est ce « petit frôlement qui freine et frotte en ronronnant contre la roue ». Après une longue période sans faire de bicyclette « entre chien et loup », le klaxon d’une voiture fait retrouver ce vieux geste : se pencher en arrière, la main gauche pendante, et appuyer sur le bouton-poussoir « à distance des rayons ». C’est le « bonheur de déclencher cet assentiment docile de la petite bouteille de lait qui s’incline contre la roue ». Le mince faisceau jaune du phare rend aussitôt la nuit « toute bleue ».
Mais c’est la musique qui compte : le « petit frr frr rassurant » qui semble n’avoir jamais cessé. On se sent devenir sa « propre centrale électrique, à pédalées rondes ». Ce n’est pas une entrave, mais plutôt une « sensation d’un engourdissement bénéfique » dû à l’adhésion caoutchoutée du pneu au bouchon rainuré de la dynamo. La campagne alentour s’endort sous la vibration régulière.
Alors remontent des souvenirs d’enfance : les « matinées d’enfance », la route de l’école avec les doigts glacés. Des « soirs d’été » à aller chercher le lait à la ferme voisine, avec le brinquebalement de la boîte de métal. Des « aubes en partance de pêche », avec une maison endormie derrière soi et les cannes de bambou s’entrechoquant. La dynamo ouvre toujours le chemin d’une « liberté à déguster dans le presque gris, le pas tout à fait mauve ». C’est fait pour pédaler « tout doux, tout sage », attentif au déroulement du mécanisme pneumatique. Sur fond de dynamo, on se déplace « rond, à la cadence d’un moteur de vent qui mouline avec l’air de rien des routes de mémoire ».
L’Inhalation 💨
Si les petites maladies d’enfance offraient quelques jours de convalescence pour lire des Bugs Bunny au lit, en vieillissant, les plaisirs de la maladie deviennent rares. Le grog corsé est un moment précieux pour se faire plaindre, mais la « volupté de l’inhalation » est plus subtile. Au début, on s’y résout difficilement, l’inhalation semblant « amère, vaguement vénéneuse », assimilée aux gargarismes au goût fade et cuivré. Mais quand on est « si mal, la tête lourde et prise », on sent qu’un peu de mieux viendra de la cuisine, un lieu de « simplicité fonctionnelle ».
Le flacon de Fumigalène est là, sur l’étagère, avec les sachets de tilleul et de thé. L’étiquette, avec son profil démodé qui « happe avec délice une volute de fumée blanc neige », est ce qui décide : cette impression de « renouer avec un rituel démodé ». On fait chauffer de l’eau. Jadis, il y avait un inhalateur en plastique qui se déboîtait et laissait des cernes sous les yeux, permettant même de lire. Mais maintenant, l’appareil est perdu, et c’est « encore mieux ». Il suffit de verser l’eau bouillante dans un bol, d’y ajouter une cuillère de ce liquide doré, translucide, qui diffuse aussitôt un « nuage verdâtre, pois cassé ». On se couvre la tête d’une serviette-éponge, et le voyage commence, on est « englouti ».
De l’extérieur, on a l’apparence de quelqu’un qui se soigne « sainement, avec une énergie mécanique et docile ». Mais en dessous, c’est autre chose : une sorte de « ramollissement cérébral » gagne, et on plonge dans une « moiteur confuse ». La sueur monte aux tempes. Tout se joue à l’intérieur : une respiration régulière, profonde, vouée à la « libération méthodique des sinus », initie au « pouvoir du Fumigalène pervers ». Parfaitement immobile, on « erre délicieusement avec des gestes d’une ampleur amphibienne dans la jungle pâle du poison vert tendre ». « L’eau vient de la fumée, la fumée vient de l’eau ». On se dilate dans l’évanescence et bientôt la torpeur. Tout près, très loin, des bruits de repas préparé viennent d’un monde simple, mais immergé dans la vapeur des fièvres intérieures, on ne veut plus lever le voile.
On Pourrait Presque Manger Dehors 🍽️
C’est le « presque » et le conditionnel qui comptent ici. L’idée semble folle au début mars, après une semaine de pluie, vent et giboulées. Pourtant, le soleil est là, avec une « intensité mate, une force tranquille ». Le repas de midi est prêt, la table mise, mais même à l’intérieur, « tout est changé ». La fenêtre entrouverte, la rumeur du dehors, « quelque chose de léger qui flotte ». La phrase « On pourrait presque manger dehors » vient toujours au même instant, juste avant de passer à table, quand il semble « trop tard » pour bousculer le temps, quand les crudités sont déjà posées.
Trop tard ? « L’avenir sera ce que vous en ferez ». La folie peut pousser à se précipiter dehors, à nettoyer frénétiquement la table de jardin, à proposer des pulls, à canaliser l’aide « avec un enjouement maladroit ». Ou bien on se résigne à déjeuner au chaud, car les chaises sont « bien trop mouillées » et l’herbe « si haute ».
Mais cela importe peu. Ce qui compte, c’est le moment de la petite phrase : « On pourrait presque… ». « C’est bon, la vie au conditionnel, comme autrefois, dans les jeux enfantins : “On aurait dit que tu serais…” ». C’est une « vie inventée, qui prend à contre-pied les certitudes », une « vie presque : à portée de la main, cette fraîcheur ». Une « fantaisie modeste » qui transforme les rites domestiques, un « petit vent de folie sage qui change tout sans rien changer ».
Parfois, on dit : « On aurait presque pu… ». Cette phrase est triste, celle des adultes qui n’ont gardé que la nostalgie sur la boîte de Pandore. Mais il y a des jours où l’on cueille le jour au « moment flottant des possibles », cette « hésitation honnête » sans orienter le fléau de la balance. Il y a des jours où « l’on pourrait presque ».
Aller aux Mûres 🧺
Aller aux mûres est une balade à faire avec de vieux amis, à la fin de l’été. C’est presque la rentrée, tout va recommencer dans quelques jours, alors c’est « bon, cette dernière flânerie qui sent déjà septembre ». Pas besoin de s’inviter, juste un coup de téléphone un dimanche après-midi : « Vous viendriez cueillir des mûres ? » La réponse est évidente : « C’est drôle, on allait justement vous le proposer! ».
On revient toujours au même endroit, le long de la petite route, à l’orée du bois. Chaque année, les ronciers sont « plus touffus, plus impénétrables ». Les feuilles ont un « vert mat, profond », les tiges et les épines une « nuance lie-de-vin », des couleurs qui rappellent le papier vergé utilisé pour couvrir livres et cahiers. Chacun s’est muni d’une boîte en plastique pour que les baies ne s’écrasent pas. La cueillette commence sans trop de frénésie ni de discipline. Deux ou trois pots de confiture suffiront, pour les petits déjeuners d’automne. Mais le meilleur plaisir est celui du sorbet : un sorbet à la mûre consommé le soir même, une « douceur glacée où dort tout le dernier soleil fourré de fraîcheur sombre ».
Les mûres sont petites, d’un noir brillant, mais on préfère goûter en cueillant celles qui gardent « quelques grains rouges, un goût acidulé ». Les mains se tachent vite de noir, essuyées tant bien que mal sur les herbes blondes. En lisière du bois, les fougères roussissent, pleuvent en crosses recourbées au-dessus des perles mauves de bruyère. On parle « de tout et de rien ». Les enfants deviennent graves, évoquant leurs peurs ou désirs concernant leurs professeurs, car « ce sont les enfants qui mènent la rentrée, et le sentier des mûres a le goût de l’école ». La route, douce et à peine vallonnée, est « une route pour causer ». Entre deux averses, la lumière avivée est encore chaude. On a cueilli les mûres, on a « cueilli l’été ». Dans le petit virage aux noisetiers, on glisse vers l’automne.
La Première Gorgée de Bière 🍺
C’est la seule qui compte. Les gorgées suivantes, « de plus en plus longues, de plus en plus anodines », n’apportent qu’un « empâtement tiédasse, une abondance gâcheuse ». La dernière, peut-être, retrouve un semblant de pouvoir avec la « désillusion de finir ». Mais la première gorgée ! Elle commence bien avant la gorge, « sur les lèvres déjà cet or mousseux, fraîcheur amplifiée par l’écume, puis lentement sur le palais bonheur tamisé d’amertume ». Comme elle semble longue ! On la boit « tout de suite, avec une avidité faussement instinctive ».
En fait, « tout est écrit » : la quantité idéale, ce « ni trop ni trop peu qui fait l’amorce idéale » ; le « bien-être immédiat ponctué par un soupir, un claquement de langue, ou un silence qui les vaut » ; la « sensation trompeuse d’un plaisir qui s’ouvre à l’infini ». En même temps, « on sait déjà. Tout le meilleur est pris ». On repose son verre, l’éloignant un peu sur le sous-verre buvardeux. On savoure la couleur, « faux miel, soleil froid ». Par un rituel de sagesse et d’attente, on voudrait maîtriser le miracle qui vient de se produire et de s’échapper. On lit avec satisfaction le nom de la bière sur la paroi du verre, mais « contenant et contenu peuvent s’interroger, se répondre en abîme, rien ne se multipliera plus ». On aimerait garder le secret de l’« or pur ». Mais devant sa petite table blanche éclaboussée de soleil, l’« alchimiste déçu ne sauve que les apparences, et boit de plus en plus de bière avec de moins en moins de joie ». C’est un « bonheur amer : on boit pour oublier la première gorgée ».
L’Autoroute la Nuit 🚗
La voiture est une entité étrange, à la fois « petite maison familière et comme un vaisseau sidéral ». À portée de main, des bonbons menthe-réglisse, mais sur le tableau de bord, des « pôles phosphorescents vert électrique, bleu froid, orange pâle ». Pas même besoin de la radio, sauf peut-être pour les informations à minuit. Il est bon de se laisser « gagner par cet espace ». Tout semble docile : levier de vitesses, volant, essuie-glace, lève-vitre. Mais en même temps, l’habitacle « vous mène, impose son pouvoir ». Dans ce « silence capitonné de solitude », on se sent comme dans un fauteuil de cinéma : le film défile devant soi, essentiel, mais l’« imperceptible lévitation du corps » donne une « sensation d’une dépendance consentie ».
Dehors, dans le faisceau des phares, entre le rail et les buissons, règne la même quiétude. Mais en ouvrant brusquement la vitre, le dehors vient « gifler la demi-somnolence » : la « vitesse crue » resurgit. Dehors, cent vingt kilomètres à l’heure ont la « densité compacte d’une bombe d’acier lancée entre deux rails ». On traverse la nuit. Les panneaux espacés – Futuroscope, Poitiers-Nord, Poitiers-Sud, prochaine sortie Marais poitevin – ont des noms français qui rappellent les leçons de géographie. Mais c’est une « saveur abstraite, une réalité aveugle que l’on efface avec un vieux fond de roublardise cossarde ». Cette « France virtuelle » est abolie, un pied sur l’accélérateur, un œil sur le compteur, une leçon de plus que l’on n’apprendra pas.
Cafétéria dix kilomètres. On s’arrête. La « cathédrale de lumière toute plate » apparaît au loin, s’élargissant comme un port à la fin d’un voyage en bateau. Super + 98. Le vent est frais. L’« assentiment mécanique du bec verseur », le ronronnement du compteur. Puis la cafétéria, une « épaisseur vaguement poisseuse », comme dans toutes les gares et havres nocturnes. Un expresso avec supplément de sucre. C’est l’idée du café qui compte, pas le goût. Chaleur, amertume. Quelques pas lourds, le regard vague, des silhouettes croisées, mais pas de mots. Puis le vaisseau est retrouvé, la coque où l’on se moule. Le sommeil est passé. « Tant mieux si l’aube reste loin ».
Dans un Vieux Train 🚂
Non pas le T.G.V., ni le turbotrain, ni même un train Corail, mais un de ces « vieux trains kaki qui sentent les années soixante ». On s’attendait à l’asepsie fonctionnelle d’un wagon en longueur, à la porte coulissante automatique, mais sur cette ligne familière, c’est un vieux train d’autrefois qui a été remis en service. La raison reste inconnue.
En avançant dans le couloir, le premier geste qui change tout est de tirer la porte du compartiment. Une « bouffée de chaleur électrique et molle » donne accès par effraction à une intimité « plus ou moins vautrée, plus ou moins distante » : on est toisé de bas en haut. Fin de l’anonymat des wagons monolithiques ! Ne pas saluer, ne pas s’enquérir de la possibilité de prendre place serait de la « barbarie ». Il faut même une « sorte d’inquiétude chagrine qui fait partie du rite », un sésame. Ayant requis l’honneur de s’intégrer au « salon familial », on est accepté par un assentiment qui tient du « borborygme ».
Dès lors, on peut se caler « coin-couloir et déplier les jambes ». Le regard de chaque passager obéit à une « petite gymnastique instinctive et complexe » : une pause possible sur le sol noir caoutchouté entre les pieds des occupants, puis une pause prolongée au-dessus des visages. Les positions intermédiaires, les plus intéressantes, sont à effectuer furtivement, mais personne n’est dupe, l’acuité de l’œil dément la pudeur de sa course. Une échappée vers le paysage est de bon aloi, avec une étape sur les cendriers plombés gravés S.N.C.F.. Mais c’est en haut, près du miroir clouté, que l’œil revient se poser à l’aise. Le cliché noir et blanc de Moustiers-Sainte-Marie ne suscite « aucun désir d’évasion ». Il éveille plutôt une « vie ancienne, propre aux usages compartimentaux, aux casse-croûte ». On y respire presque une « odeur de saucisson coupé à l’Opinel », on y pressent le déploiement de la « serviette à carreaux rouges ». On se replonge dans l’époque où le voyage était un « événement », où l’on était attendu sur le quai de la gare avec des questions protocolaires : « Non, j’étais bien. Coin-couloir, un jeune couple, deux militaires, un vieux monsieur qui est descendu aux Aubrais ».
Le Tour de France 🚴
Le Tour de France, c’est l’été, « l’été qui ne peut pas finir, la chaleur méridienne de juillet ». Dans les maisons, on tire les persiennes, la vie ralentit, la poussière danse dans les rayons de soleil. Rester enfermé sous un ciel si bleu semble discutable, et s’avachir devant la télévision quand les forêts sont profondes et l’eau rafraîchissante paraît insensé. Pourtant, on a le droit si c’est pour regarder le Tour de France, car c’est un « rite respectable, qui échappe au farniente bestial, à la mollesse végétative ».
D’ailleurs, on ne regarde pas le Tour de France, mais « les Tours de France ». Dans chaque image du peloton lancé sur les routes d’Auvergne ou de Bigorre, s’inscrivent en filigrane « tous les pelotons du passé ». Sous les maillots fluo et phosphorescents, on voit « tous les anciens maillots de laine » : le jaune d’Anquetil, le bleu-blanc-rouge de Roger Rivière, le violine et jaune de Raymond Poulidor. À travers les roues lenticulaires, on devine les boyaux croisés sur les épaules de Lapébie ou de René Vietto. La « caillasse solitaire de La Forclaz » s’ébauche sur le bitume surpeuplé de l’Alpe-d’Huez.
Il y a toujours quelqu’un pour dire : « Moi, ce que j’aime dans le Tour, c’est les paysages ! ». De fait, on traverse une « France surchauffée, festive », dont le peuple s’égrène au fil des plaines, des villes et des cols. L’osmose entre les hommes et le décor se fait dans une « ferveur bon enfant », parfois débordée par des « hurluberlus surexcités ». Mais sur fond de Galibier pierreux ou de Tourmalet brumeux, une touche de « paillardise franchouillarde » ne fait que souligner la « dimension mythique des héros ». Moins décisives, les étapes de plat sont tout aussi suivies, le sentiment de voir passer le Tour y est « plus ramassé, plus compact », et donne son prix au déploiement de la caravane publicitaire. Peu importent les bouleversements au classement général. C’est l’idée qui compte : « communier un instant avec toute la France du soleil et des moissons ». Sur l’écran du téléviseur, « les étés se ressemblent, et les attaques les plus vives ont goût de menthe à l’eau ».
Un Banana-Split 🍌
On n’en prend jamais, le banana-split est « trop monstrueux, presque fade à force d’opulence sucreuse ». Ces derniers temps, on a trop versé dans le « camaïeu raffiné, amertume ton sur ton », poussant jusqu’à l’île flottante le « léger vaporeux », l’insaisissable, et jusqu’à la coupelle aux quatre fruits rouges la « luxuriance estivale mesurée ». Alors, pour une fois, on ne saute pas la ligne réservée au banana-split sur le menu. « Et pour vous ? – Un banana-split. ».
C’est « assez difficile à commander, cette montagne de bonheur simple ». Le garçon l’enregistre avec une « objectivité déférente », mais on se sent « un peu penaud ». Il y a « quelque chose d’enfantin dans ce désir total », que « ne vient cautionner aucune morale diététique, aucune réticence esthétique ». Le banana-split est la « gourmandise provocante et puérile, l’appétit brut ». Quand il est apporté, les clients des tables voisines « lorgnent l’assiette avec un œil goguenard ». Car il est servi sur une assiette ou une « vaste barquette à peine plus discrète ». Partout ailleurs dans la salle, ce ne sont que coupes minces pour cigognes, gâteaux étroits dont l’intensité chocolatée se recueille dans une « étique soucoupe ». Mais le banana-split « s’étale : c’est un plaisir à ras de terre ». Un « vague empilement de la banane sur les boules de vanille et de chocolat » n’empêche pas la surface, « exacerbée par une dose généreuse de chantilly ringarde ».
La pensée que des millions de gens meurent de faim est recevable devant un pavé au chocolat amer, mais « comment l’affronter face au banana-split ? ». La merveille étalée sous le nez, on n’a « plus vraiment faim ». Heureusement, le remords s’installe. C’est lui qui permet d’aller au bout de cette « douceur languissante ». Une « perversité salubre » vient à la rescousse de l’« appétit flageolant ». Comme on volait enfant des confitures dans l’armoire, on dérobe au monde adulte un « plaisir indécent, réprouvé par le code ». Jusqu’à l’ultime cuillerée, « c’est un péché ».
Invité par surprise 🏡
Vraiment, ce n’était pas prévu. On avait encore du travail pour le lendemain, on était juste passé pour un renseignement, et puis la question tombe : « Tu dînes avec nous ? Mais alors simplement, à la fortune du pot ! ». Les quelques secondes où l’on sent que la proposition va venir sont « délicieuses ». C’est l’idée de prolonger un bon moment, bien sûr, mais aussi de « bousculer le temps ». La journée avait été si prévisible, la soirée si sûre et programmée, et en deux secondes, c’est un « grand coup de jeune : on peut changer le cours des choses au débotté ». Bien sûr, on va se laisser faire.
Dans ces cas-là, rien de guindé. On ne sera pas cantonné dans un fauteuil côté salon pour un apéritif en règle. Non, la conversation se mijotera dans la cuisine : « tiens, si tu veux m’aider à éplucher les pommes de terre ! ». Un épluche-légumes à la main, on se dit des choses « plus profondes et naturelles ». On croque un radis en passant. Invité par surprise, on est « presque de la famille, presque de la maison ». Les déplacements ne sont plus limités. On accède aux recoins, aux placards, on demande : « Tu la mets où, ta moutarde ? ». Des parfums d’échalote et de persil semblent venir d’« autrefois », d’une « convivialité lointaine », peut-être celle des soirs où l’on faisait ses devoirs sur la table de la cuisine.
Les paroles s’espacent. Plus besoin de tous ces mots qui coulent sans arrêt. Le meilleur, à présent, ce sont ces « plages douces, entre les mots ». Aucune gêne. On feuillette un bouquin au hasard de la bibliothèque. Une voix dit « Je crois que tout est prêt » et on refusera l’apéritif, « bien vrai ». Avant de dîner, on s’assiéra pour bavarder autour de la table mise, les pieds sur le barreau un peu haut de la chaise paillée. Invité par surprise, « on se sent bien, tout libre, tout léger ». Le chat noir de la maison lové sur les genoux, on se sent adopté. « La vie ne bouge plus – elle s’est laissé inviter par surprise ».
Lire sur la Plage 🏖️
Lire sur la plage n’est « pas si facile ». Allongé sur le dos, c’est « presque impossible » : le soleil éblouit, il faut tenir le livre à bout de bras au-dessus du visage. Quelques minutes suffisent, puis on se retourne. Sur le côté, appuyé sur un coude, la main contre la tempe, l’autre main tenant le livre et tournant les pages, c’est « assez inconfortable aussi ». On finit donc sur le ventre, les deux bras repliés devant soi. Au ras du sol, il y a toujours un peu de vent. Les petits cristaux micacés s’insinuent dans la reliure. Sur le papier grisâtre et léger des livres de poche, les grains de sable s’amassent, perdent leur éclat, se font oublier – un poids supplémentaire dispersé négligemment. Mais sur le papier lourd, grenu et blanc des éditions d’origine, le sable s’insinue, se diffuse sur les « aspérités crémeuses, et brille çà et là ». C’est une « ponctuation supplémentaire, un autre espace ouvert ».
Le sujet du livre compte aussi. Il y a de belles satisfactions à jouer sur le contraste : lire un passage du Journal de Léautaud où il critique les corps amassés sur les plages de Bretagne ; lire À l’ombre des jeunes filles en fleurs et renouer avec un monde balnéaire d’autrefois ; plonger sous le soleil dans le « malheur pluvieux d’Oliver Twist » ; chevaucher à la d’Artagnan dans l’« immobilité pesante de juillet ». Mais « travailler dans la couleur » est aussi bon : étirer à l’infini Le Désert de Le Clézio dans son propre désert, et alors le sable dispersé dans les pages prend des « secrets de Touareg, des ombres lentes et bleues ».
À lire trop longtemps les bras étalés, le menton s’enfonce, la bouche « boit la plage », alors on se redresse, bras croisés contre la poitrine, une seule main glissée à intervalles pour tourner les pages. C’est une « position adolescente », qui tire la lecture vers une « ampleur un rien mélancolique ». Toutes ces positions successives, ces essais, ces lassitudes, ces « voluptés irrégulières », c’est cela, la lecture sur la plage. On a la « sensation de lire avec le corps ».
Les Loukoums chez l’Arabe 🍬
Parfois, on offre des loukoums dans une boîte de bois blanc pyrogravée. C’est le loukoum de retour de voyage ou le « loukoum-cadeau-du-dernier-moment ». Mais on n’a « jamais envie de ces loukoums-là ». La feuille transparente qui délimite les étages et empêche de coller semble aussi empêcher de prendre plaisir à déguster ce loukoum du bout de l’incisive, en secouant la poudre tombée sur son pull.
Non, le loukoum désirable, c’est le « loukoum de la rue ». On l’aperçoit dans la vitrine : une « pyramide modeste mais qui fait vrai », entre les boîtes de henné, les pâtisseries tunisiennes vert amande, rose bonbon, jaune d’or. La boutique est étroite et « pleine à craquer du sol au plafond ». On entre avec une « timidité condescendante », un « sourire trop courtois pour être honnête », déstabilisé par cet univers où les rôles ne sont pas évidents. Est-ce que ce jeune garçon aux cheveux crépus est vendeur ou ami du fils du patron ? Il y a quelques années, on avait droit à un Berbère au petit béret bleu, on se confiait. Mais maintenant, il faut se risquer à l’aveuglette, au risque de passer pour un « béotien gourmand désemparé ». Cette incertitude prolonge le malaise. « Six loukoums? À la rose? Tous à la rose, si vous voulez. » Devant cette « obéissance prodiguée avec une désinvolture que l’on craint légèrement moqueuse », la confusion grandit. Mais le « vendeur » a déjà rangé les loukoums à la rose dans un sac en papier.
On jette un « œil émerveillé sur la cale au trésor, carénée de pois chiches et de bouteilles de Sidi Brahim, où même le rouge des boîtes de coca empilées a pris un petit air kabyle ». On paie sans triomphalisme, on part « presque comme un voleur, le sachet à la main ». Mais là, sur le trottoir, quelques mètres plus loin, on a soudain sa récompense. Le loukoum de l’Arabe est « juste à déguster comme ça, sur le trottoir, en douce, dans la fraîcheur du soir – tant pis pour la poudre qui s’éparpille sur les manches ».
Le Dimanche Soir 🛀
Le dimanche soir ! On ne met pas la table, on ne fait pas un vrai dîner. Chacun va « tour à tour piocher au hasard de la cuisine un casse-croûte encore endimanché » : du poulet froid dans un sandwich à la moutarde, un petit verre de bordeaux pour finir la bouteille. Les amis sont partis vers six heures, il reste une « longue lisière ». On fait couler un bain. Un « vrai bain de dimanche soir, avec beaucoup de mousse bleue, beaucoup de temps pour se laisser flotter entre deux riens ouatés, brumeux ». Le miroir de la salle de bains devient opaque, et les pensées se ramollissent. Il ne faut « surtout pas penser à la semaine qui s’achève, encore moins à celle qui va commencer ». Se laisser fasciner par les petites vagues au bout des doigts fripés par l’humidité chaude.
Et puis, quand tout est vide, s’extirper enfin. Lire un bouquin ? Oui, plus tard. Pour l’instant, une émission télévisée fera l’affaire, la plus idiote conviendra. « Ah – regarder pour regarder, sans alibi, sans désir, sans excuse ! ». C’est comme l’eau du bain : une « hébétude qui vous engourdit d’un bien-être palpable ». On se croit confortable jusqu’à la nuit, « en pantoufles dans sa tête ».
Et c’est là qu’elle vient, la « petite mélancolie ». Le téléviseur devient insupportable, on l’éteint. On se retrouve « ailleurs, parfois jusqu’à l’enfance », avec de vagues souvenirs de promenades mesurées, sur fond d’inquiétudes scolaires et d’amours inventées. On se sent « traversé ». C’est « fort comme une pluie d’été, ce petit vague à l’âme qui s’invite, ce petit mal et bien qui revient, familier – c’est le dimanche soir ». Tous les dimanches soir sont là, dans cette « fausse bulle où rien n’est arrêté ». Dans l’eau du bain, « les photos se révèlent ».
Le Trottoir Roulant de la Station Montparnasse 🚶♀️
Temps perdu, temps gagné ? En tout cas, c’est une « longue parenthèse, ce trottoir qui défile, infiniment rectiligne, silencieux ». À l’origine, il y a presque un aveu : on ne peut imposer un couloir aussi long, un transit aussi colossal. Les « esclaves du stress urbain » ont droit à une certaine rémission, à condition de rester dans le courant, de convertir en « accélération objective » cet « allègement nuageux » dans leur parcours du combattant.
Le trottoir roulant de la station Montparnasse est immense. On s’y engage avec la même appréhension que sur les escalators des magasins. Mais ici, pas de marches dépliées comme des mâchoires d’alligator ; tout se fait dans l’horizontalité. Du coup, on éprouve le même vertige que lorsqu’on descend un escalier dans le noir et que l’on croit à une dernière marche alors qu’il n’y en a plus. Une fois embarqué sur cette « eau vive », tout bascule. Est-ce le déroulement du trottoir qui contraint à une certaine raideur, ou une réaction d’amour-propre compensant ce « soudain laisser-aller, ce laisser-faire » ? On voit des inconditionnels de la précipitation qui multiplient la vitesse par de longues enjambées, mais il est « bien meilleur de demeurer guetteur, la main posée sur la rampe noire ».
Dans le sens inverse, des « silhouettes hiératiques » glissent vers vous, avec de part et d’autre le même « regard faussement absent ». Étrange façon de se croiser, « proches et inaccessibles, dans cette fuite accélérée qui joue la nonchalance ». Des « destins happés une seconde », des « visages presque abstraits, planant sur fond d’espace gris ». Plus loin, le couloir est réservé aux « marcheurs impénitents, dédaigneux des facilités du trottoir mécanique » qui vont très vite pour démontrer l’inanité des concessions à la paresse. On les ignore, leur désir de donner mauvaise conscience étant « un peu fruste et ridicule ». Il faut s’en tenir au « charme accaparant du trottoir roulant ». C’est une « fièvre sage, au long du rail mélancolique ». Dans cette « immobilité fuyante », « on est un personnage de Magritte, une enveloppe de banalité urbaine croisant des doubles évanescents sur un ruban d’infini plat ».
Le Cinéma 🎬
Le cinéma n’est pas vraiment une sortie ; on est « à peine avec les autres ». Ce qui compte, c’est cette « espèce de flottement ouaté que l’on éprouve en entrant dans la salle ». Le film n’a pas commencé, une « lumière d’aquarium » tamise les conversations feutrées. Tout est « bombé, velouté, assourdi ». Sur la moquette, on dévale avec une « fausse aisance » vers un rang de fauteuils vide. On ne s’assied pas vraiment, on ne se carre pas ; il faut « apprivoiser ce volume rebondi, mi-compact, mi-moelleux ». On se love « à petits coups voluptueux ». En même temps, le parallélisme et l’orientation vers l’écran mêlent l’adhésion collective au plaisir égoïste. Le partage s’arrête là, ou presque. Que saura-t-on de ce géant désinvolte qui lit encore son journal trois rangs devant ? Quelques rires quand on n’a pas ri, ou pire, quelques silences quand on a ri soi-même. Au cinéma, « on ne se découvre pas. On sort pour se cacher, pour se blottir, pour s’enfoncer ». On est au fond de la piscine, et dans le bleu, « tout peut venir de cette fausse scène sans profondeur, abolie par l’écran ». Aucune odeur, aucun courant d’air dans cette salle penchée vers une « attente plate, abstraite », conçue pour déifier une surface.
L’obscurité se fait, l’autel s’allume. On va flotter, « poisson de l’air, oiseau de l’eau ». Le corps s’engourdit, et l’on devient « campagne anglaise, avenue de New York ou pluie de Brest ». On est « la vie, la mort, l’amour, la guerre », noyé dans l’« entonnoir d’un pinceau de lumière où la poussière danse ». Quand le mot fin apparaît, on reste « prostré, en apnée ». Puis la lumière insupportable se rallume. Il faut se déplier alors « dans le coton », et s’ébrouer vers la sortie en somnambule. Surtout, « ne pas laisser tomber tout de suite les mots qui vont casser, juger, noter ». Sur la moquette vertigineuse, attendre patiemment que le géant au journal soit passé. Tel un « cosmonaute pataud », garder quelques secondes cette « étrange apesanteur ».
Le Pull d’Automne 🍂
Le pull d’automne arrive toujours plus tard qu’on ne pensait. Septembre est passé vite, rempli des contraintes de la rentrée. En retrouvant la pluie, on se disait « Voilà l’automne », acceptant que tout ne soit plus qu’une parenthèse avant l’hiver. Mais, sans se l’avouer, on attendait quelque chose : Octobre. Les vraies nuits de gel, le ciel bleu sur les premières feuilles jaunes. Octobre, c’est ce « vin chaud, cette mollesse douce de la lumière, quand le soleil n’est bon qu’à quatre heures, l’après-midi, que tout prend la douceur oblongue des poires tombées de l’espalier ».
Alors, il faut un nouveau pull. Porter sur soi les châtaignes, les sous-bois, les bogues des marrons, le rouge rosé des russules. Refléter la saison dans la douceur de la laine. Mais un pull neuf : « choisir le nouveau feu qui va commencer de finir ». Dans des tons verts ? Un vert d’Irlande, pois cassé, brumeux, whisky rugueux, « sauvage et solitaire comme les champs de tourbe, l’herbe rase ». Mais roux ? Il y a tant de rousseurs : « chevelures ophéliennes, désir de goûter comme avant, pain-beurre-pain d’épice, forêts surtout, rousseur du sol, rousseur du ciel, insaisissables odeurs de foires et bois, de cèpes et d’eau ». Et grège, pourquoi pas ? Un pull à grosses mailles, à croisillons, « comme si quelqu’un avait encore le temps de tricoter pour vous ».
Un pull très grand : « le corps va s’abolir, on sera la saison ». Un pull en creux d’épaule, en espérant… Même pour soi, c’est bon, cette façon de « jouer la fin des choses ton sur ton ». Choisir le « confort des mélancolies ». Acheter la couleur des jours, « un nouveau pull d’automne ».
Apprendre une Nouvelle dans la Voiture 📻
« France Inter, il est dix-sept heures, l’heure des informations, présentées par… ». Un court indicatif musical, puis : « La nouvelle vient de tomber sur les téléscripteurs : Jacques Brel est mort. ». À cet endroit, l’autoroute descend rapidement dans une vallée sans charme particulier, « quelque part entre la sortie d’Évreux et celle de Mantes ». On est passé là cent fois, sans autre préoccupation que de doubler un poids lourd ou de s’inquiéter de la monnaie pour le péage. Tout à coup, « le paysage est découpé, arrêté sur image ». Cela se passe en une fraction de seconde, et « la photo est prise ». Cette côte à trois voies « bien anonyme et grise » qui remonte vers la vallée de la Seine prend un caractère, une singularité insoupçonnée. Peut-être même le camion Antar rouge et blanc sur la file de droite restera-t-il dans l’image. C’est comme si on découvrait la réalité d’un lieu qu’on n’avait pas envie de connaître, qu’on associait seulement à un certain ennui, à une légère fatigue, une « abstraction morose du trajet ».
De Jacques Brel, on avait des tas d’images, des souvenirs d’adolescence liés à des chansons, le « déferlement physique de l’ovation quand il chantait Amsterdam à l’Olympia en 1964 ». Tout cela va disparaître. Le temps va passer. On entendra d’abord beaucoup de chansons de Brel, beaucoup d’hommages. Puis un peu moins, et jusqu’à presque plus. Mais « chaque fois, le val d’autoroute au moment de la nouvelle reviendra ». C’est « absurde ou magique », mais on n’y peut rien. La vie fait son film, et « le pare-brise de la voiture peut devenir un écran, l’autoradio une caméra ». Des bouts de pellicule tournent dans la tête, mais c’est le voyage qui fait cela aussi, cette fausse familiarité des paysages. La « mort de Jacques Brel est une autoroute à trois voies, avec un gros camion Antar sur la file de droite ».
Le Jardin Immobile 🪴
On marche dans un jardin en Aquitaine, au creux du mois d’août, au début de l’après-midi. Pas un souffle de vent. Même la lumière semble dormir sur les tomates, juste « un point de brillance sur chaque fruit rouge ». La dernière pluie les a maculées de terre. C’est bon, l’idée de les passer sous l’eau fraîche et de goûter leur chair encore attiédie. À l’heure qui ne passe pas, on déguste la « déclinaison patiente des couleurs ». Il y a des tomates vert pâle, d’autres presque orangées. Seules les tomates mûres ont la « sensualité penchée ».
Un escabeau est appuyé contre le prunier d’ente. Des fruits sont tombés dans l’allée. De loin, les prunes sont mauves, mais en s’approchant, on découvre une « lutte entre bleu sombre et rose », et des grains de sucre sur la peau fragile : les fruits tombés se sont ouverts et « pleurent une chair abricot brunie par la terre mouillée ». Dans l’arbre, les prunes pas tout à fait mûres ont des rougeurs tachetées sur fond d’ocre-vert, le bleuté de leurs aînées les tente et les effraie.
On voudrait rester à l’ombre, mais le soleil pleut dans les branches avec une « implacable douceur ». C’est lui qui donne le blond à tout le potager : laitues paresseuses, betteraves affalées. Seules les feuilles de carottes résistent avec une « piquante verdeur ». Au bout, les framboisiers sont passés, desséchés et parcheminés. De l’autre côté, le poirier en espalier court le long du mur de pierre, avec son « ordonnancement symétrique des bras » que féminise l’« oblongue matité du fruit moucheté de sable roux ». Mais la « fraîcheur la plus acidulée, la plus désaltérante » monte du pied de vigne muscate. Les grappes hésitent entre l’or pâle et le vert d’eau, l’opaque et le translucide ; certaines se gorgent de lumière, d’autres gardent une pellicule de buée-poussière. Quelques grains se nuancent déjà de lie-de-vin, dérangeant la « séduction adolescente des grappes vertes happant le soleil d’août ».
Il fait chaud, mais le prunier, l’abricotier, le cerisier offrent leur ombre, où dort aussi la table de ping-pong inutilisée, avec quelques prunes rouges tombées sur la peinture émeraude écaillée. Il fait chaud, mais « au plus profond d’août dort au jardin l’idée de l’eau ». Le tuyau d’arrosage aux couleurs délavées est enroulé autour d’une longue tige de bambou. La courbe irrégulière de ses méandres, la vétusté de ses raccords emmaillotés de chatterton et de ficelle, ont « quelque chose de familial, de pacifiant ». L’eau qui en viendra ne peut avoir de « violence calcaire, de fraîcheur mécanique ». D’elle coulera dans le soir une « eau-douceur, une eau-sagesse, juste assez ». Mais maintenant, c’est l’heure du soleil, de l’immobilité sur tous les blonds, les verts, les roses – « c’est l’heure de cueillir et d’arrêter ».
Mouiller Ses Espadrilles 👟
Le chemin est à peine mouillé, on ne sent rien, le pas reste léger, « corde contre terre », avec cet « ébranlement du sol sous le pied qui fait le plaisir de marcher en espadrilles ». En espadrilles, on est « tout juste assez civilisé pour tutoyer le globe », sans l’appréhension du pied nu méfiant ni l’assurance excessive du pied trop chaussé. L’espadrille, c’est l’été, le monde est souple et chaud, parfois collant sur le goudron fondu. Mais sur le chemin de terre sablonneuse, juste après l’averse, c’est « délicieux ». Ça sent les épis de maïs, les tiges de sureau, les feuilles tombées des peupliers – « ces petites feuilles jaunes d’été paresseuses qui préfèrent dormir au pied de l’arbre ». Voilà pour l’« odeur blonde ». Au-dessus, un parfum plutôt vert sombre monte des bords de l’eau, avec une touche de menthe sur la fadeur de la vase. Bien sûr, au-dessus des peupliers, le ciel à l’horizon se resserre en « gris-mauve », avec l’éloignement des nuages satisfaits qui renoncent à pleuvoir. Le paysage, les odeurs, l’élasticité de la marche : les sensations mêlées restent en équilibre.
Mais peu à peu, c’est le bas qui s’impose : le pied, le pas, le sol semblent tirer à eux le sens de la promenade. Quand on pense que les espadrilles sont mouillées, « c’est beaucoup trop tard ». La progression est implacable. Cela commence à la frange de la toile : une « auréole indécise qui va s’étendre, et révéler tout le rêche du tissu ». On croit enfiler des « semelles de vent », du lin si fin qu’il coupe au bord du pied. Deux flaques traversées, et ce « voile aérien devient le grain rugueux d’un sac à pommes de terre ». La sensation d’humidité ne serait rien, mais elle se mêle aussitôt à une « impression de lourdeur insupportable ». La « semelle hypocrite rend les armes, après une feinte résistance » : c’est d’elle que vient tout le mal, et sa « corde nouée se vautre bientôt dans une mouillure compacte, une aqueuse perversité, rien ne respire ». Le carénage de caoutchouc fait pitié : « à quoi bon protéger d’une nuance de confort moderniste le désastre irrémédiable ? ». Une espadrille est une espadrille. Trempée, elle pèse de plus en plus lourd, et l’odeur de la vase prend le pas sur celle des peupliers. Le ciel ne menace plus de rien, mais « bêtement on est mouillé, l’été s’englue, le sable colle ». Et puis on sait déjà : les espadrilles « ne sèchent jamais tout à fait ». Sur l’appui d’une fenêtre ou dans un placard à chaussures, elles se recroquevillent, le nœud de corde s’épanouit en bourre pelucheuse, la toile est « lourde pour jamais », l’auréole se fige. Dès les premiers signes du mal, le diagnostic est consternant : pas de rémission, pas d’espoir. « Mouiller ses espadrilles, c’est connaître l’amère volupté d’un naufrage complet ».
Les Boules en Verre 🔮
C’est « l’hiver pour toujours, dans l’eau des boules en verre ». On en prend une dans ses mains. La neige flotte « au ralenti », dans un tourbillon né du sol, d’abord opaque et évanescent. Puis les flocons s’espacent, et le « ciel bleu turquoise reprend sa fixité mélancolique ». Les derniers oiseaux de papier restent en suspens quelques secondes avant de retomber, invités à retrouver le sol par une « paresse cotonneuse ». On repose la boule, et quelque chose a changé. Dans l’apparente immobilité du décor, on entend désormais « comme un appel ». Toutes les boules sont pareilles, que ce soit un fond de mer, la Tour Eiffel, Manhattan, un perroquet, un paysage de montagne ou Saint-Michel. La neige danse, puis « tout doucement s’arrête de danser, se disperse, s’éteint ». Avant le bal d’hiver, il n’y avait rien. Après… sur l’Empire State Building, un flocon est resté, un « souvenir impalpable que l’eau des jours n’efface pas ». Ici, le sol reste « jonché des pétales légers de la mémoire ».
Les boules en verre se souviennent. Elles « rêvent silencieusement la tourmente, le blizzard qui reviendra peut-être, ou ne reviendra pas ». Souvent, elles resteront sur l’étagère, on oubliera « tout le bonheur qu’on peut faire neiger dans l’enclos de ses mains, cet étrange pouvoir de réveiller le long sommeil de verre ». Dedans, l’air est de l’eau. D’abord, on n’y prête pas attention. Mais à bien regarder, une petite bulle est coincée tout en haut. Le regard change. On ne voit plus la Tour Eiffel dans un ciel bleu d’avril ou une frégate cinglant sur une mer étale. Tout devient d’une « clarté lourde » ; derrière la paroi, des courants flottent en haut des tours. Des « royaumes des hautes solitudes, méandres graves, imperceptibles mouvements dans le silence fluide ». Le fond est peint en « bleu de lait » jusqu’au plafond, au ciel, à la surface. Un « bleu de douceur factice qui n’existe pas », dont la béatitude finit par inquiéter, comme on pressent les « pièges du destin dans un début d’après-midi écrasé de sieste et d’absence ».
On prend le monde dans ses mains, la boule est vite « presque chaude ». Une avalanche de flocons efface d’un seul coup cette « angoisse latente des courants ». « Il neige au fond de soi, dans un hiver inaccessible où le léger l’emporte sur le lourd ». La neige est « douce au fond de l’eau ».
Le Journal du Petit Déjeuner 📰
C’est un « luxe paradoxal ». Communier avec le monde dans la paix la plus parfaite, dans l’arôme du café. Sur le journal, il y a surtout des horreurs, des guerres, des accidents. Entendre les mêmes informations à la radio serait « se précipiter dans le stress des phrases martelées en coups de poing ». Avec le journal, c’est tout le contraire. On le déploie tant bien que mal sur la table de la cuisine, entre le grille-pain et le beurrier. On enregistre vaguement la violence du siècle, mais elle « sent la confiture de groseilles, le chocolat, le pain grillé ». Le journal par lui-même est déjà pacifiant. On n’y découvre pas le jour, ni la réalité ; on lit Libération, Le Figaro, Ouest-France, ou La Dépêche du Midi. Sous la « pérennité du bandeau titre », les catastrophes du présent deviennent relatives. Elles ne sont là que pour « pimenter la sérénité du rite ». L’ampleur des pages, l’encombrement du bol de café permettent seulement une « lecture posée ». On tourne les pages « précautionneusement, avec une lenteur révélatrice » : il s’agit moins d’absorber le contenu que de « profiter au mieux du contenant ».
Dans les films, les journaux sont symbolisés par la frénésie des rotatives, les cris des vendeurs. Mais le journal que l’on découvre au petit matin dans sa boîte aux lettres n’a pas la même fièvre. Il dit les nouvelles d’hier : ce « faux présent » semble venir d’une nuit de sommeil. Et puis les rubriques sages comptent davantage que le sensationnel. On lit la météo, et c’est d’une « abstraction très douce » : au lieu de guetter dehors les signes du jour, « on les infuse du dedans, dans l’amertume sucrée du café ». La page des sports, surtout, est « immuable et rassurante » : les défaites sont toujours suivies d’espoirs de revanche, les échéances se renouvellent avant que les tristesses ne soient consommées. « Il ne se passe rien, dans le journal du petit déjeuner, c’est pour ça que l’on s’y précipite ». On y allonge la saveur du café chaud, du pain grillé. On y lit que le monde se ressemble, et que « le jour n’est pas pressé de commencer ».
Un Roman d’Agatha Christie 📚
Y a-t-il vraiment tant d’atmosphères dans les romans d’Agatha Christie ? Peut-être qu’on se les invente, simplement parce qu’on se dit : « c’est un roman d’Agatha Christie ». Oui, la pluie sur la pelouse au-delà des bow-windows, le chintz à ramages vert canard des doubles rideaux, ces fauteuils aux courbes si moelleuses… Où sont ces scènes de chasse fuchsia sur le service à thé, ces rigidités bleuâtres des cendriers en Wedgwood ?.
Il suffit qu’Hercule Poirot fasse fonctionner ses « petites cellules » et tire sur les pointes de ses moustaches : on voit l’« orange clair du thé », on sent le « parfum mauve et fade de la vieille Mrs. Atkins ». Il y a des meurtres, et cependant « tout est si calme ». Les parapluies s’égouttent dans l’entrée, une servante au teint laiteux s’éloigne sur le parquet blond frotté à la cire d’abeille. Personne ne joue plus sur le vieux piano droit, et il semble pourtant qu’une romance aigrelette déroule ses émois faciles sur les porte-photos, les japoniseries de porcelaine. Plus que la violence du meurtre, on le sait bien, c’est l’intrigue qui compte, la découverte du coupable. Mais à quoi bon rivaliser avec les cellules de Poirot, la maîtrise d’Agatha ? Elle vous surprendra toujours à la dernière page, c’est son droit.
Alors, dans cet « espace familier entre le crime et le coupable, on se construit un univers douillet ». Ces cottages anglais ont « tout de l’auberge espagnole » : on y apporte des rumeurs cuivrées de la gare Victoria, des ennuis balnéaires à coups d’ombrelle le long de l’estacade de Brighton – et jusqu’aux lugubres couloirs de David Copperfield. Des jeux de croquet se mouillent infiniment. Le soir est bon. Près de la fenêtre entrouverte, les joueurs de bridge se laissent alanguir par les derniers parfums des roses de l’automne. Des chasses au renard viendront, sur fond de ronces rousses et de baies de sureau.
De tout cela, bien sûr, la romancière ne dit pas un mot. Guidé par une « main de fer », on fait comme devant toutes les autorités abusives : « en douce et presque en fraude, on déguste tout ce qu’il ne faut pas voir ni respirer, tout ce qu’il ne faudrait pas goûter ». « On se fait sa cuisine, et on la trouve délicieuse ».
Le Bibliobus 🚌
Le bibliobus, c’est « bien ». Il passe une fois par mois et s’installe sur la Place de la Poste. On connaît toutes les dates de l’année à l’avance, écrites sur une petite carte brune glissée dans un livre emprunté. Le 17 décembre, de 16h à 18h, on sait que le grand camion blanc barré du sigle « Conseil général » sera fidèle. C’est « rassurant, cette mainmise sur le temps ». Rien de mal ne peut arriver, car on sait que dans un mois le « salon de lecture ambulant » reviendra « mettre une petite tache de lumière sur la place ». C’est encore mieux l’hiver, quand les rues du village sont désertes, le bibliobus devenant alors le seul centre d’animation. Il n’y a pas foule, mais des silhouettes familières convergent vers le petit escalier malcommode qui permet d’accéder au camion. On sait que dans six mois on rencontrera Michèle et Jacques, Armelle et Océane, et d’autres que l’on salue d’un « sourire entendu » : « rien que ce rite à partager, c’est toute une complicité ».
La porte du camion est étrange : il faut se glisser entre deux parois transparentes de plastique rigide qui protègent des courants d’air. Ce sas entrouvert et traversé mène directement au « moquetté, le silence douillet, la flânerie studieuse ». La jeune fille et l’employé plus âgé qui réceptionnent les livres témoignent par leur salut qu’ils vous connaissent, mais leur amabilité ne va pas jusqu’à l’enjouement. Tout doit rester « feutré ». Même si l’exiguïté du lieu demande de l’ingéniosité déambulatoire, chacun reste libre dans son silence, dans son choix. Les rayons sont très variés. On a droit à douze emprunts, et c’est « très bon de faire dans l’hétéroclite ». Un recueil de poèmes en prose de Jean-Michel Maulpoix, avec une phrase comme « Le jour tarde sous un entassement de feuilles et de fleurs de tilleul ». L’énorme album de Christopher Finch sur l’aquarelle du XIXe siècle sera lourd, mais il contient des « beautés rousses préraphaélites, des aubes de Turner », et le privilège de s’arroger « trois kilos volumineux de luxe mat ». Un magazine de photos de Boubat, une cassette des cantates de Bach, un album sur le Tour de France : on peut glisser toutes ces « merveilles disparates » dans son panier, déjà comblé à l’idée d’en glaner encore d’autres. Les enfants s’accroupissent sans fin devant les bandes dessinées et les romans illustrés, s’émerveillant parfois : « La dame a dit que je pouvais en prendre un de plus ! ».
La soif étanchée, le choix ralentit. Une « odeur de laine tiède, de gabardine mouillée » monte dans l’espace étroit. Mais c’est surtout du sol que monte une sensation particulière : une « espèce de tangage infime, de roulis ». On avait oublié l’équilibre des pneus, le « fondement mobile de ce temple familial ». Ce « mal de mer au chaud des livres, c’est la province en creux d’hiver ». Les dates du prochain passage sont déjà connues : jeudi 15 janvier, à deux endroits différents.
Frous-frous sous les Cornières 👙
Dans la vitrine, se déploient des caracos fleuris, des soutiens-gorge balconnets, des culottes échancrées dans des tons de fraîcheur, de pois de senteur mauves et bleus. Quelques photos de modèles alanguis arborent des ensembles noirs plus « sulfureux ». Les « allusions démoniaques de ces dessous soyeux » sont-elles vraiment démenties par le sourire franc des cover-girls ? Sans doute est-ce « au contraire le comble de la perversité ». On entre là avec un « alibi des plus humbles, des plus honnêtes » : « Tu passeras me prendre des boutons-pression chez Mme Rosières ? ».
Mme Rosières ! La tenancière de cet « émoustillant comptoir d’ambiguïtés officielles » affiche un nom de « pruderie fanée ». Quant aux « panoplies lucifériennes », il est difficile de croire qu’elles puissent être vendues par une Mme Rosières, « quelque part dans l’ombre des cornières ». Dehors, il faisait lourd, d’une chaleur orageuse qui avait suivi jusqu’à la Maison de la Presse et la pharmacie voisine. Mais chez Mme Rosières, « il fait bon, il fait crème – la couleur de tous ces minuscules tiroirs qui s’empilent jusqu’au plafond ». La boutique est un long couloir, au fond se dresse le comptoir. Dans le renfoncement, deux petites vieilles sont assises : l’une en satinette fermière avec un chapeau de paille, l’autre en tablier bleu, comme une « écolière d’autrefois ». Mme Rosières est l’écolière. Elle se lève et s’approche avec un « empressement flatteur », contente d’avoir interrompu le « babillage envahissant » de sa compagne, qui continuera à lancer des phrases sans écho : « Moi, la tapisserie, ma pauvre, je n’ai plus le goût! », « Il faudra que tu me redonnes du coton à broder », « C’est bien mardi prochain, la foire à la volaille ? », « Cette chaleur, cette chaleur ! ».
Au fond du magasin, le frou-frou cède la place aux canevas : biche aux abois, gitane langoureuse, chanteur sucreux, paysage breton. Mais c’est autour du comptoir que s’affiche le « trésor des lieux ». D’abord, des boutons de toutes formes, rangés par taille sur des plaquettes de carton blanc. Des « émaux utilitaires, camées pratiques », ces « bijoux du raffinement ordinaire » n’ont de sens que par juxtaposition avec leurs semblables. Ce serait un sacrilège d’acheter les vert pâle et de les priver de la contiguïté des vert prune, vert émeraude, et rose corail. La même « irisation complémentaire » préside au rangement des bobines de fil. Pour les cotons à broder, l’art de la nuance est plus secret ; Mme Rosières les extrait des tiroirs où ils « ondulent par affinité de ton », et brandit une « poignée de serpents bruns, noués aux deux extrémités par une bague de papier noir ».
Une pensée incongrue traverse l’esprit : Mme Rosières, « l’écolière des patiences ravaudeuses », « la sainte patronne des broderies pour doux regards aux yeux baissés », la protectrice des vêtements de qualité qu’on use jusqu’au bout, a-t-elle recours pour sa propre élégance aux « sous-vêtements pois de senteur ? ». On l’eût vouée aux gaines rose chair ou aux culottes de pilou empilées au marché. Et cependant, si Mme Rosières a toute sa vie maintenu la tradition de la lingerie fine, c’est sans doute qu’elle en a adopté « à sa manière quelques tentatives, quelques coquetteries, quelques audaces ». À son âge, évidemment… Mais c’est peut-être là le secret de cette « atmosphère si précieuse et si fraîche qui flotte à l’ombre des cornières ». Le caraco fleuri que porterait Mme Rosières ne serait pas destiné à une brutalité mâle ni à l’autosatisfaction d’une jeune femme au miroir. Non, ce serait un « caraco parfait, un ascétique caraco choisi pour l’absolu de sa couleur, de sa texture ». Voilà pourquoi le « temple crème » a cette « fraîcheur baptismale ». Voilà pourquoi, malgré la modestie de son tablier bleu, Mme Rosières reste « imperceptiblement nimbée d’une aura singulière : elle est la vierge du frou-frou ».
Plonger dans les Kaléidoscopes 👁️
On plonge dans cette « chambre japonaise de miroirs » ; on découvre les cloisons secrètes ; on goûte la lumière emprisonnée dans l’« étouffant cylindre de carton ». C’est un « théâtre d’ombres du mystère, coulisses nues du jeu de la lumière, parois de glace sombre ». C’est là que le miracle se prépare, dans l’« équivoque cruauté des images multipliées ». Aux deux bouts du cylindre, pas grand-chose : d’un côté le petit œilleton « niaisement évident du voyeur » ; de l’autre, entre deux cercles opaques, les cristaux de couleur, « verre peint d’un ton vif, atténué par le brouillard de la distance et l’idée de poussière ». En bas, le spectacle est plat, en haut, le regard froid. Mais quelque chose se prépare entre les deux ; dans le caché, le sombre, le fermé, dans ce tube lisse recouvert de papier glacé, anonyme, souvent de mauvais goût, avec des arabesques entrelacées.
On regarde. Dedans, les « joyaux bleu canard, mauve ancien, orange lourd, se fractionnent dans une aqueuse fluidité ». C’est un « palais des glaces de l’Orient, harem des banquises, cristal de neige du sultan ». Chaque fois, c’est un « voyage unique, chaque fois recommencé ». Un voyage de turquoise au bord des pierreries du Nord, un voyage de grenade au large parfumé des golfes chauds. Des pays s’inventent, des « pays sans nom qu’aucune carte ne saurait retrouver ». On tourne à peine le cylindre ; on est ailleurs, plus loin ; derrière soi, le pays chaud et froid se disloque déjà, avec un « petit bruit douloureux de brisure ». Qu’importe ce qu’on abandonne. Quelques cristaux de verre peint se recomposent et inventent le nouveau pays.
On attend une image, et c’est presque celle qui vient, mais « jamais tout à fait ». La « petite différence fait tout le prix de ce voyage et son vertige, parfois presque son désespoir : on ne possédera jamais le pays des cristaux qui bougent ». Cette « mosaïque de ciel ne reviendra pas » : vert angélique et rouge de velours théâtre, elle a la « solennité géométrique des jardins du Louvre, et l’oppressante intimité d’une maison chinoise ». Plafond, mur ou plancher, c’est bien une image de la terre, mais flottant dans l’« apesanteur d’un espace éclaté ». Il faut rester là, s’abîmer longuement. Si l’on pose le cylindre, le geste le plus doux suffit à bouleverser le continent ; un souffle devient cyclone, le palais s’envole.
Dans une chambre noire, le mystère réfléchit. Tout se perd et tout se confond, tout est léger, tout est fragile. On ne possède rien. Juste, sans bouger quelques secondes de beauté, une « patience ronde, sans désir ». Un peu de « bonheur sage » passe ; on le retient entre le pouce et le majeur de ses deux mains. Il faut « toucher à peine ».
Appeler d’une Cabine Téléphonique 📞
C’est d’abord une succession de contraintes matérielles « toujours un peu embarrassées ». La « lourde porte hypocrite » dont on ne sait jamais s’il faut pousser ou tirer. La carte magnétique à retrouver entre les tickets de métro et le permis de conduire, avec l’incertitude des unités restantes. Puis, le regard rivé sur le petit écran des consignes : décrochez… attendez…. Dans l’espace clos, « trop étroit et déjà embué », on se tient « ramassé, crispé, pas à l’aise ». Le pianotage du numéro sur les touches métalliques déclenche des « sonorités aigrelettes et froides ». On se sent « captif, dans le parallélépipède rectangle, moins isolé que prisonnier ». En même temps, on sait qu’il y a là un « rite initiatique » : il faut ces gestes d’obédience au mécanisme raide pour accéder à la « chaleur la plus intime, la plus désemparée – la voix humaine ». D’ailleurs, les sons progressent insensiblement vers ce miracle : à l’écho glacial du pianotage succède une « espèce de chanson ombilicale modulée » qui conduit au point d’attache – enfin, les « coups d’appel plus graves, en battements de cœur, et leur interruption comme une délivrance ».
C’est juste à ce moment-là qu’on relève la tête. Les premiers mots viennent avec une « banalité exquise, un faux détachement » : « oui, c’est moi – Oui, ça s’est bien passé – je suis juste à côté du petit café, tu sais, place Saint-Sulpice ». Ce n’est pas ce que l’on dit qui compte, mais « ce qu’on entend ». C’est fou comme la voix seule peut dire tant de choses d’une personne aimée : sa tristesse, sa fatigue, sa fragilité, son intensité à vivre, sa joie. Sans les gestes, la « pudeur disparaît », la « transparence s’installe ». Au-dessus du bloc téléphonique « bêtement gris » s’éveille alors une « autre transparence ». On voit soudain le trottoir devant soi, le kiosque à journaux, les gosses qui patinent. Cette façon d’accueillir tout à coup l’« au-delà de la vitre est très douce et magique : c’est comme si le paysage naissait avec la voix lointaine ». Un sourire vient aux lèvres. La cabine se fait légère, et n’est plus que de verre. La voix, « si près si loin », dit que « Paris n’est plus un exil, que les pigeons s’envolent sur les bancs, que l’acier a perdu ».
La Bicyclette et le Vélo 🚲 vs. 🚴♂️
La bicyclette est le contraire du vélo. Une silhouette profilée mauve fluo qui dévale à soixante-dix à l’heure, c’est du vélo. Deux lycéennes côte à côte traversant un pont à Bruges, c’est de la bicyclette. L’écart peut se réduire : Michel Audiard en knickers buvant un blanc sec au comptoir, c’est du vélo. Un adolescent en jeans descendant de sa monture, un bouquin à la main, prenant une menthe à l’eau en terrasse, c’est de la bicyclette. On est d’un camp ou de l’autre, il y a une frontière. Les lourds routiers jouent du guidon recourbé : c’est de la bicyclette. Les demi-course fourbissent leurs garde-boue : c’est du vélo. Il vaut mieux ne pas feindre et assumer sa « race ». On porte au fond de soi la « perfection noire d’une bicyclette hollandaise, une écharpe flottant sur l’épaule ». Ou bien on rêve d’un vélo de course si léger, le bruissement de la chaîne glissant « comme un vol d’abeille ».
À bicyclette, on est un « piéton en puissance, flâneur de venelles, dégustateur du journal sur un banc ». À vélo, on ne s’arrête pas : moulé jusqu’aux genoux dans une combinaison néospatiale, on ne pourrait marcher qu’en canard, et on ne marche pas. Est-ce la lenteur et la vitesse ? Peut-être, mais il y a des « moulineurs à bicyclette très efficaces » et des « petits pépés à vélo bien tranquilles ». Alors, lourdeur contre légèreté ? Davantage. Rêve d’envol d’un côté, de l’autre « familiarité appuyée avec le sol ». Et puis… c’est une « opposition de tout ». Les couleurs : au vélo orange métallisé, vert pomme granny, et pour la bicyclette le marron terne, le blanc cassé, le rouge mat. Matières et formes aussi : à qui l’ampleur, la laine, le velours, les jupes écossaises ? À l’autre, le juste dans tous les synthétiques.
« On naît bicyclette ou vélo, c’est presque politique ». Mais les vélos doivent renoncer à cette part d’eux-mêmes pour aimer, « car on n’est amoureux qu’à bicyclette ».
La Pétanque des Néophytes 🪨
« Alors, qu’est-ce que tu fais, tu tires ou tu pointes ? ». Cette mauvaise imitation de l’accent marseillais fait partie des usages. On se sent un peu « gourd », les boules à la main. On a beau parodier pour se donner du courage, se promettre le pastis ou la Fanny, contrefaire le Raimu furibard, le Fernandel goguenard, on le sent bien : il faut « se résigner au deuxième degré, car on n’a pas le style ». Non, pas cet « accroupissement confortable du premier pointeur, les genoux écartés, méditant le bon chemin en faisant tressauter la boule dans sa main recroquevillée ». Pas ce silence qui précède les « hautes œuvres du tireur », ni le « risque provocateur, méticuleusement consommé » dans l’exaspération de son attente. D’ailleurs, on ne joue pas à la pétanque, mais « aux boules ». Pour un « tétard-surprise » ou un « carreau stupéfiant », il y a « combien d’approches molles à un mètre du cochonnet, de tirs kamikazes enlevant la boule qu’on ne visait pas ! ».
Il n’empêche. On a ce « bruit de fête ; ce bruit d’été des boules claires entrechoquées ». On retrouve des phrases, des gestes : « Tu le vois stou ? ». Alors on s’approche, on désigne du bout du soulier « le petit », caché entre deux cailloux blancs. Peu à peu, les phrases s’espacent, on ose se concentrer davantage. Au lieu d’attendre son tour à côté du cercle, on se place au cœur de l’action, près des boules déjà jouées.
« Elle a pris ? ». On ramasse un bout de ficelle. Tout le monde s’approche. On mesure, et c’est très difficile de ne rien déplacer, sous le regard dubitatif des adversaires. « Oui, elle prend ! » ou « Oh, il est à trois kilomètres ! ». On revient jouer la dernière « à petits pas faussement nonchalants ». On n’aura pas la « cuistrerie de s’agenouiller », mais celle-là on la joue « lente, retenue, presque cérémonieuse ». Quelques secondes, on la regarde choisir son chemin. Pendant la fin de sa course, on se rapproche, avec un petit signe de dénégation où perce une « légère fausse modestie ». Elle ne prendra pas, mais elle est « bien au jeu », et l’on n’a pas failli. Au début de la partie, on ramassait les boules des autres à l’occasion. Mais maintenant, « on y est. On ramasse les siennes ».
L’Art de Philippe Delerm : Plus Qu’une Simple Description 🎨✍️
L’œuvre de Philippe Delerm, notamment « La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules », va bien au-delà de la simple énumération d’expériences quotidiennes. Elle est une exploration fine de la sensorialité, de la mémoire, de la temporalité et de la condition humaine à travers le prisme de l’ordinaire.
L’Exaltation des Sens et des Atmosphères 👃👂
Delerm est un maître dans l’art d’évoquer les sens. L’odeur des pommes est une « déferlante », une « odeur intérieure » ; le porto se sirote pour son « épaisseur veloutée » et sa « saveur perverse de fruit mât » ; le bruit de la dynamo est un « petit frr frr rassurant » ; l’inhalation provoque une « moiteur confuse » et des visions de « jungle pâle » ; le journal du matin sent la confiture de groseilles, le chocolat, le pain grillé ; et lire sur la plage, c’est sentir les cristaux de sable sur le papier. Chaque plaisir est une immersion sensorielle complète, où les détails les plus infimes prennent une importance capitale. L’atmosphère est toujours méticuleusement construite : la cuisine calme et abstraite pour les petits pois, l’intimité forcée et le salon familial du vieux train, ou encore la « chambre japonaise de miroirs » du kaléidoscope.
La Nostalgie et le Temps Suspendu ⏳
Un thème récurrent est la nostalgie et la manière dont le passé se manifeste dans le présent. Le couteau de poche évoque le grand-père et l’enfant, créant un pont entre deux âges. Le paquet de gâteaux du dimanche ramène aux « petits dimanches d’autrefois ». Le bruit de la dynamo rappelle les matins d’enfance et les soirs d’été. Le Tour de France est une superposition de « tous les pelotons du passé ». L’odeur des pommes renferme l’« automne de l’école ». Le dimanche soir est une immersion dans les « souvenirs d’adolescence » et les « amours inventées ». Mais il ne s’agit pas d’une nostalgie paralysante. Delerm montre comment ces moments de plaisir sont des « parenthèses », des occasions de « bousculer le temps », de vivre un « temps pur » volé au jour. La « fausse bulle » du dimanche soir où « rien n’est arrêté » est un exemple parfait de ce temps suspendu.
La Volupté de l’Inutile et du Paradoxal ✨
Beaucoup des plaisirs décrits sont liés à l’inutilité apparente ou à une forme de paradoxe. Le couteau de poche est une « belle chose inutile ». La première gorgée de bière est un « bonheur amer » car le meilleur est déjà pris. Le banana-split est une « gourmandise provocante et puérile » qui suscite le remords, un « plaisir indécent ». Le journal du petit déjeuner est apprécié précisément parce que « il ne se passe rien », offrant un « faux présent » qui apaise. L’auteur met en lumière la « volupté » de gestes qui semblent d’abord amers (l’inhalation), ou la « perverse saveur » de sensations qui s’épanouissent « à contretemps » (le porto). La « douceur factice » des boules en verre peut même finir par « inquiéter ». C’est dans ces contradictions que le plaisir devient plus profond, presque subversif.
La Ritualisation du Quotidien 🧘♀️
Delerm transforme des actions ordinaires en rites sacrés. Commander les gâteaux du dimanche est un processus méticuleux. Écosser les petits pois est un acte pacifiant avec son propre rythme. Prendre un porto est un « cérémonial ». Regarder le Tour de France est un « rite respectable ». L’inhalation est un « rituel démodé ». Appeler d’une cabine téléphonique implique une « obédience au mécanisme raide » pour accéder à la « voix humaine ». Ces rituels confèrent une structure et une signification aux jours, les élevant au-delà de leur banalité. Même les interactions les plus simples, comme saluer dans le bibliobus, deviennent une « complicité ».
La Transformation de Soi et la Perception du Monde 🌍
Dans l’œuvre de Delerm, l’individu se transforme à travers ses expériences. En mangeant le croissant, on a l’impression de devenir « soi-même four, maison, refuge ». En pédalant avec la dynamo, on devient sa « propre centrale électrique ». En enfilant un nouveau pull d’automne, « le corps va s’abolir, on sera la saison ». Dans le cinéma, le corps s’engourdit, et on devient le paysage du film. Sur le trottoir roulant, on est un « personnage de Magritte ». La perception du monde est également altérée et enrichie. Le paysage de l’autoroute prend une nouvelle signification après l’annonce de la mort de Brel. La cabine téléphonique se fait « légère » et n’est plus que de verre, et le paysage naît avec la voix lointaine. L’eau des boules en verre révèle une « clarté lourde » et des « royaumes des hautes solitudes ». L’auteur nous invite à regarder le monde avec une nouvelle acuité, à trouver la profondeur dans les surfaces.
Pourquoi ce Livre est-il un Classique ? 🏆🌟
« La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules » a acquis le statut de « classique » pour plusieurs raisons fondamentales qui expliquent son attrait durable auprès des lecteurs.
- L’Universalité des Expériences : Bien que les plaisirs décrits soient spécifiques (un couteau Opinel, un bibliobus), les sensations et émotions qu’ils procurent sont universelles. Qui n’a jamais ressenti le réconfort d’un objet familier, la joie simple d’une gourmandise, la mélancolie d’un dimanche soir, ou la magie d’un instant suspendu ? Le lecteur peut facilement se reconnaître dans ces vignettes, quelles que soient son époque ou sa culture.
- L’Éloge de la Simplicité : Dans un monde toujours plus complexe et rapide, Delerm propose une pause, une invitation à ralentir et à apprécier ce qui est souvent négligé. Il valorise l’ordinaire, rappelant que le bonheur ne réside pas nécessairement dans l’extraordinaire ou l’acquisition matérielle, mais dans la capacité à percevoir la richesse du quotidien. Cette philosophie épicurienne, « légère et tout épicurienne », offre un antidote bienvenu à l’agitation moderne.
- La Poésie du Quotidien : Philippe Delerm utilise une langue ciselée, poétique et évocatrice. Ses descriptions sont riches en détails sensoriels, en métaphores, et en paradoxes, transformant des scènes banales en moments de pure beauté. Il donne aux mots le pouvoir de révéler la « quintessence » de ces instants, les rendant tangibles et mémorables pour le lecteur.
- La Connexion à la Mémoire et au Temps : Le livre joue habilement avec les notions de mémoire et de temps. Il entremêle le passé et le présent, la nostalgie et la pleine conscience de l’instant. Il montre comment les « plaisirs minuscules » sont des ancrages qui relient l’individu à son histoire personnelle et à une certaine continuité du monde. Les boules en verre qui retiennent l’hiver et la mémoire, ou le journal du petit déjeuner qui prolonge la saveur du café et du pain grillé, sont des exemples éloquents de cette exploration du temps.
- Une Lueur d’Espoir et de Réconfort : En célébrant ces petites victoires sensorielles et émotionnelles, Delerm offre une perspective optimiste. Il rappelle que la vie est riche de ces petits bonheurs accessibles, une source constante de réconfort et d’émerveillement, même face aux défis de l’existence.
En conclusion, « La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules » est un chef-d’œuvre de la littérature contemporaine française qui continue de toucher les cœurs par sa simplicité apparente et sa profondeur insoupçonnée. C’est un livre qui invite à la contemplation, à la gratitude, et à la redécouverte de la magie qui nous entoure. Si vous n’avez pas encore plongé dans cet univers, c’est une lecture essentielle pour quiconque cherche à savourer pleinement le quotidien. 🌟📖